domaine de frévent

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vendredi 30 janvier 2015

Valeureux bout de bois...


Tout en haut d’une colline, en position horizontale, c’est là que l’on m’a abandonné. Avec mes compagnons d’infortune sur lesquels je me retrouvé couché, nous attendons que notre sort en soit jeté. Il me tarde d’en finir à présent car posé ainsi, la pluie, le vent, le froid et le soleil me font souffrir. Ils sont les instruments de ma dégradation lente et progressive. Leurs alliés, champignons et vrillettes, ont déjà entamé leur mission nécrophage sur ma surface.

Je me souviens du temps où je me tenais debout. Sous mon épaisse peau crevassée circulait le sang de celui avec qui je faisais corps…un Noyer. Je reliais la charpente à la terre et c’est par moi que transitait la sève nourricière, montante et descendante aux grès des saisons. Chaque année, ma morphologie croissante permettait d’augmenter, sous cutané, le flux de ce trafic salvateur. C’est à la cent quarante-deuxième évolutions qu’un homme mis fin à cette mission, pensant que cela avait assez duré et qu’il était temps de changer mon destin.

Deux hommes arrivent d’un pas décidé. Le premier, escalade la montagne de tronc gisant en haut duquel je culmine. Ses enjambées sont lourdes et peu assurées. Il se méfie de nous. La pluie qui bat et qui arrose la fine pellicule d’algue qui nous recouvre, transforme notre épiderme en terrain glissant. Il parvient quand même à m’atteindre et finit sa course ascensionnelle en me grimpant dessus. Une certaine fierté ressort de lui à cet instant. Celui qui le suit est plus habile mais s’arrête un peu plus bas. Ils m’examinent, me sondent, me mesurent de long en large. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression de plaire au deuxième. Celui-ci me regarde avec une bienveillance laissant croire qu’il m’emmènerait bien avec lui. J’aimerais lui crier, prends moi dans tes bras et descend moi de là où mon avenir est en proie à la pourriture. Il semble avoir entendu ma détresse et pose sa main gauche sur mon extrémité la plus proche de lui.

Les deux hommes redescendent avec plus d’hésitation encore que pour la montée. En bas, ils se séparent. Pendant que l’un attend et tourne en rond, l’autre part chercher un engin de levage. Il s’agit d’une grue, sur roue qui ne tarde pas à arriver vers moi accompagnée de sa fumée noire sans laquelle elle n’aurait aucune énergie. De sa mâchoire d’acier, elle me saisit, me soulève légèrement puis me repose. Elle me retourne, cherche mon équilibre et me reprend dans ses serres. Elle m’arrache enfin au charnier pour un destin qui semble scellé à présent.

Le voyage ne dure quelques minutes, le temps de traverser la cour. Je suis posé avec vigueur sur un plateau de convoyage dont les rouleaux posés côte à côte, accusent une légère incidence entre eux. Alors je tourneboule de bon cœur sans savoir où s’arrêtera ma course….Mon avenir devient si palpitant. Je traverse des rideaux de caoutchouc pour renter dans un grand hall. L’éclairage n’est plus celui du jour. Me voilà à l’abri des intempéries cette fois et j’espère pour toujours. Tandis qu’un grand réconfort m’envahit, je viens me blottir tout contre des pitons articulés par des vérins hydrauliques. Ceux-ci me malmène un peu, ils me tournent, me bloquent puis me retournent à nouveau. Ils semblent rechercher pour moi une position adéquate. Mais pour quelle fatalité grand Dieu ?

Je remarque plus loin devant moi, dans une poussière opaque, des hommes qui s’agitent. Sur le côté un peu plus haut, un cockpit vitré  surplombe cette plate forme. A l’intérieur je reconnais l’homme aux jambes lourdes si peu vaillantes. Il manipule des commandes sur un pupitre et semble orchestrer la scène. Lui est à l’abri des nuisances car il règne ici un vacarme assourdissant. Prisonnier immobile de ses mains articulées, j’attends de connaître ma destinée. C’est alors qu’un faisceau laser rouge se projette sur moi. Il me recouvre de part en part. Sa luminosité m’éblouie et je ne vois pas bien d’où il jaillit. Ma position est encore modifiée, puis stabilisée.

Le socle sur lequel je suis allongé avance doucement vers la source d’émission de la lumière concentrée. Soudain je découvre… mon bourreau affable pour un avenir plus noble. Il s’agit d’une lame de scie à ruban qui va me découper en fines tranches. Le chariot qui me tient me présente à elle. Fort heureusement je ne connais pas la douleur.  Lentement et avec aisance, elle me pénètre silencieusement en creusant un sillage rectiligne à l’intérieure de ma chair. En fin de course, une partie de moi se détache et tombe à plat sur le côté. Au fur et à mesure des passages, de tronc au singulier, je deviens plateaux au pluriel et mon salut viendra de là. Au bout de la chaîne, des hommes s’activent pour me réassembler, planche par planche dans l’ordre de coupe, espacée par de petites lattes.

Ainsi reconstitué et bien ventilé, le deuxième homme revient vers moi. Il ausculte attentivement les dessins de mon anatomie intérieure, devenus apparents. Ma couleur dominante est devenue rosée mais brunira avec le temps. Il hume cette fragrance de bois fraîchement coupé qui émane de moi. J’ai toujours l’air de lui plaire et comme la première fois il pose sa main gauche sur mon extrémité, semblant signifier un intérêt favorable. Alors les hommes me transportent vers un autre bâtiment.

Celui-ci est chauffé mais tout aussi bruyant que le premier. Une odeur de sciure chaude inonde l’atmosphère ambiante.
L’une des faces de chacun de mes plateaux va être rabotée. Ainsi lissées elles seront ensuite poncées finement pour offrir une rugosité destinée au regard de l’homme…qui est toujours prêt de moi et qui suit mes évolutions avec beaucoup de satisfaction.
De mon statut, abandonné sous la pluie, je suscite à présent l’intérêt d’une personne pour lequel je vais présenter le meilleur de moi-même. Mais pour quel usage ?

Je suis placé dans un camion. Petit voyage jusqu’à destination finale. Là où le deuxième homme souhaite me voir remplir une fonction. Reprise des planches l’une après l’autre dès le lendemain matin pour un ponçage de plus en plus fin, jusqu’au glaçage. Ma couleur et les dessins de mes veinures ressortent à merveille. Après vernissage, je suis enfin placé … en tête des lits de la propriété. Fixé au mur par quelques vis, chacune de mes planches est répartie dans toutes les chambres du domaine de Frévent. De même forme et de même dimension, avec la même enveloppe extérieure mais avec des motifs intérieurs évolutifs suivant l’éloignement au diamètre. 


Sauvé in extrémis de la décrépitude il y a quelques jours ou j’étais abandonné aux dures lois de la nature, c’est moi, noyer de grand Âge, qui veillera ainsi sur le sommeil de chacun d’entre vous.

Hervé

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