Nez dehors, je regarde, je sens et j’écoute je me nourris des éléments naturels qui éloignent l’angoisse matinale qui coule dans mes veines depuis mon levé du lit. Les rêves colorés qui ont baigné mon esprit d’un bien être voluptueux durant des heures, ont laissé place à un véritable ‘data center’ où les informations circulent de façon binaires pour affronter la cruelle réalité du quotidien, qui me revient en noir et blanc.
Comme tous les matins d’une saison d’été, d’humeur un peu tendue par la fréquentation des lieux, j’empoigne les bras de mon chariot ambulant transportant les petits déjeuners des clients. Avant d’entamer une longue marche je me retourne une dernière fois le regard tourné vers le ciel pour m’affranchir d’une première inquiétude météorologique qui pourrait bien venir gâcher le festin tant attendu. Les nuages passent…
Je me dirige en direction de cette masse sombre constituée d’une verticalité statique dans laquelle je pénètre par un petit sentier. Je m’agite au pied de ces géants, les contournant et traçant des courbes sur le sol tassé par mes passages successifs. Je presse le pas, il faut être à l’heure…
En suivant les petits cailloux, la première cabane se dessine à travers le feuillage, l’approche se fait silencieusement… Et des questions me viennent. Sont-ils réveillés, sont-ils partis aux salles de bains ? Ont-ils eu peur dans la nuit noire de la forêt, ont-ils eu froid ? Ont-ils été dérangés par des insectes ? Au pied de chacune d’entre elle me revienne des images vécues. De celle-ci, la noire fût un monsieur les doigts jaunis et tremblotants, fumant son clope en bas des marches avant même d’avoir avalé un premier café, puis la blanche, lumineuse avec cette jolie fée en chemise de soie blanche soufflée par le vent qui s’avance sur la terrasse pour hisser son panier en me faisant signe de la main.
J’accroche le précieux repas au mousqueton et reprends la route vers une autre destination.
Les frênes ont des racines traçantes qui serpentent sur le sol. Celles de l’un d’eux traversent en saillis le layon de ma tournée. Mon chariot à cet endroit subit des soubresauts dont l’effet sonore des verres et bouteilles chahutés dans les paniers sonne à mes oreilles comme le glas des cloches d’une église. C’est au pied de cet arbre qu’un matin, assise sur la mousse d’un contrefort du tronc je découvris une jeune femme comme enveloppée dans une bulle de chagrin. La tête cachée par ces mains en appuie sur les genoux, elle pleurait à chaudes larmes ayant appris durant la nuit le décès de sa maman. Je n’ai su quoi lui répondre je n’ai su quoi lui dire et c’est d’un pas hésitant que je repris la marche. Quelques pas… puis je m’arrête, je la regarde à nouveau cherchant des mots compatissants pour soulager sa peine, mais rien ne sort. Le silence est froid… gênant.
Je repars la laissant seule avec son désespoir.
De retour à l’instant présent, je longe le fossé que certains cet été, ont pris pour une rivière asséchée… L’arquebuse se découvre. De nouveau quelques inquiétudes sombres car j’entends du bruit sur la terrasse. Se sont-ils levés tôt pour une cause que je ne connais pas encore ? Suis-je en retard ? Au vue de l’agitation ambiante, je dois veiller à ce qu’un enfant ne s’aventure pas à hisser le panier tout seul. Le poids de ce dernier est tel qu’il est déjà arrivé qu’un petit le lâche à mis hauteur et qu’il se retrouve éventré sur le sol (je parle du panier, pas du petit !)
Dans quel état vais-je retrouver cette cabane après leur départ ?
Et puis la couleur blanche revient avec le souvenir de tous ces couples sympathiques venus ici pour partager un moment de douceur. Des photos, des sourires de la joie et des dialogues longs, parfois très longs… qu’on les aurait souhaités interminables malgré le temps qui passe et qui nous a poussé à les interrompre, sachant que plus jamais nous ne pourrons les reprendre dans cette atmosphère voluptueuse. Une part d’abandon, un adieu peut-être!
Courir toujours sans perdre de temps… Je file à l’Escarcelle. Des flashs me reviennent sur la saison passée. Une fratrie qui déambulait en pyjamas bleus dans la forêt. Une voiture s’aventurant jusqu’au pied d’une cabane sans accès carrossable. Moi, pas très aimable dans certaines situations tangibles où je ne sais si la faute provient d’une mauvaise communication à laquelle il faudrait…
Oups !…et voilà. Mon pied but encore sur cette maudite souche qui dépasse et que je vais devoir arracher avant que quelqu’un ne s’y blesse… Ne s’y blesse.
Le noir est de retour avec des mots comme accident, responsabilité, culpabilité, règlementation. Un labyrinthe d’obligation visant à protéger les clients surgis dans ma tête, des arbres à abattre, des branches à couper des terrains à stabiliser, des pancartes à afficher, des protections à poser, des protections à améliorer, des protections de protection… au cas où !
Un homme est sur le chemin de sa salle de bain et s’avance vers moi. Il me lance "c’est un peu loin pour une envie pressante dès le matin…" Le regard interrogateur et surpris, je le laisse allé le pauvre, pourvu qu’il arrive à temps !
Je continue ma route en déployant ma parabole auditive au plus profond de mon oreille car celle-ci capte des petites notes de musique inadaptées dans cette nature sauvage. Ce n’est pas un animal qui chante, c’est un instrument utilisé par l’homme. Plus je m’approche et plus le son devient mélodieux… quelqu’un joue de la flûte traversière assis sur les marches de l’escalier et avec lui, c’est le blanc qui réapparait. Ma tension nerveuse se relâche et je lui apporte le repas du matin sans me presser, en prenant le temps de l’écouter… Ecouter
Je retourne très vite à mes activités chambre d’hôtes où on a besoin de moi avant de reprendre ma tournée après le départ des cabaneurs pour préparer l’arrivée des suivants. Toutes doivent être prêtes pour 16 heures et leur apparaitre comme si elles n’avaient pas été occupées la veille.
Le noir reviendra sans doute à mon retour dans certaines d’entre elles car les paniers non rapportés le matin sont généralement le signe d’une négligence d’attention.
Vais-je trouver le café renversé sur la table dans un amas de miettes amalgamées aux serviettes en papier mouillées. Les couettes seront-elles en vrac sur le sol, les lanternes restées allumées alors qu’il fait jour, y aura-t-il des traces de terre sur les draps… Des tables et chaises trempées par la pluie de la nuit passée.
Puis le blanc dans d’autres, avec l’agréable sensation d’avoir été respecté de ceux qui y ont séjournés sans s’être crus dans un palace parisien où le petit personnel est là pour tout nettoyer après leur passage.
Je repartirais avec une troisième tournée plus tard pour accompagner les hôtes et faire leur connaissance. Je leur parlerais, leur sourirais leur présenterais les logements qu’ils ont réservé dans ce milieu où la couleur dominante est la verte, si convoitée en période de confinement, sans leur faire savoir ni comprendre que pour moi le lendemain matin, mon activité à les servir se présentera sous forme de nuances…En noir et blanc.
Hervé