domaine de frévent

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vendredi 24 avril 2015

Crépuscule sensoriel...




Voilà, il est 20 heures et mes cabaneurs sont en place dans leur arbre pour une nuit nature, libérée de toute assistance moderne. Quelques habitants de la forêt approchent pour découvrir ces humains de retour dans la vraie vie :

« Sans électricité, sans eau courante et sans chauffage central, ces gros animaux domestiques semblent ce soir bien vulnérables. Nous allons les regarder se sustenter dans la canopée à la lueur des bougies. Celles-ci vont attirer des insectes dont nous pourrons nous rassasier en complément des miettes qu’ils laisseront sur le sol. Puis nous les regarderons se coucher, s’ébattre sous l’édredon avant que le sommeil ne les emporte. Ce soir, ils vont s’endormir tout près de nous, au beau milieu de la faune indigène, dans notre macrocosme. Ils respireront notre air, et entendront nos bruits. Certains d’entre nous s’approcheront pour mieux les observer pendant que d’autres se mettront en chasse. Les combats nocturnes vont commencer… »


 
Pour ma part, je rentre à la maison pour me mettre à l’abri de cet univers sauvage, que j’affectionne particulièrement. Je me sens léger avec l’esprit détendu d’avoir terminé une journée bien remplie. De mes enjambées gaillardes, j’évite plus facilement qu’au petit matin les branches mortes et les racines de surface. Les feuilles sèches encore au sol, entrent dans leur stade de décomposition. Avant la fin du printemps, nombre d’entres elles auront totalement disparues pour laisser place à un composte comprimé. Une légère humidité envahie le sous-bois. La chaleur accumulée par le sol durant la journée, remonte pour faire place à une fraîcheur ambiante.

Avec cette humidité, arrivent les odeurs qui décuplent d’intensité. Elles déambulent et flottent à la hauteur de mes capteurs sensoriels. Tel un ouvrage d’écriture avec sa poésie des mots, elles me délivrent des messages dont seul mon cerveau connaît les codes. D’une émanation envahissante naissent, des impulsions électriques qui font réagir mon corps mais aussi, une réminiscence qui ressort de mes noyaux gris centraux. Je ralentis ma cadence pour laisser place à ces émotions olfactives. Surgissent alors, au fond de moi les souvenirs de la cave en terre battue de ma marraine. Un décor confiné où je revois les bouteilles de vin d’un côté et le bois entreposé de l’autre. Me vient ensuite l’odeur de l’argile fraîchement retourné d’une terre agricole travaillée. Certaines fragrances me rappellent les tailles de troène au sol d’une haie devenue rectiligne. Des souvenirs d’enfance qui, en imprégnant mon cerveau, ont constitué ma sensibilité personnelle.

Je me sens bien, alors j’essaie d’aller plus loin. Après avoir distingué toutes ces effluves une à une, mon subconscient se met à les assembler pour en ressentir une ambiance vécue. Et me voilà en vacance d’été, mon grand-père assis tout près de moi au pied d’un arbre pour me tenir compagnie. Ses yeux se ferment lentement, puis s'ouvrent pour lutter contre un endormissement de sieste bien mérité. La haie de troène nous sépare des terres de culture. Des pollens traversent mon horizon dans une lumière tamisée. Je pêche, c’est le début de l’après-midi et il fait chaud. Les poissons se font rares et mon bouchon ne signale aucune touche en se déplaçant dans le sens du vent.

Alors soudain un coup de froid m’envahit. Mes pupilles se dilatent, mes cheveux se redressent, mon ventre se resserre à nouveau… Et je reviens à la vitesse de la lumière à l’instant présent. La couleur et la température de mes pensées ne correspondent pas à celles qui m’entourent actuellement. Il est difficile de se projeter dans le passé si les ingrédients qui le composent ne sont pas tous ressentis sur le moment.
Alors je me déplace un peu plus loin pour essayer de capter à travers les grands chênes un rayon de soleil crépusculaire. Ça y est, j’y suis… je laisse mon corps se recharger en calories pour repartir et retrouver l’ambiance de cet après-midi d’été. Je me retourne pour vérifier que personne ne me regarde, car mon attitude peut sembler quelque peu étrange à celui venu ici pour rencontrer des animaux sauvages. Hélas, la chaleur emmagasinée ne sera pas suffisante pour retourner à la pêche.



Mais c’est la lumière à présent, qui me pénètre jusqu’à mon calculateur cérébral. Baigné
par un océan de couleurs il va émettre des signaux, binaires ou plus complexes encore, plus mystérieux pour la science d’aujourd’hui, mais qui se traduisent par des réactions émotionnelles de ma personne. Pas de geste, pas de pensée cette fois, mais la sensation d’être enveloppé dans un nuage tempéré. Le blanc va refroidir ma membrane pileuse jusqu’à la transformer en chair de poule. Le rouge va réchauffer ma peau dont la porosité va se dilater jusqu’à laisser passer une légère transpiration. Le contraste entre l’ombre et la lumière va adoucir l’atmosphère et me conduire à apaiser mes muscles.


C’est une dominante jaune orangée qui inonde le sous-bois en cet instant de déclin du soleil. Le vert tendre des feuilles naissantes lui tend la main. Ce composé de douceur enveloppante marque sur moi un sentiment de quiétude. Et je me retrouve seul et isolé marchant sur une ligne de crête de Gascogne. J’avance sur les sables fauves de l’Armagnac dont la température de feu s’évacue peu à peu. J’attache mes jeunes pieds de vignes, tandis que le soleil les éclaire d’une lumière rasante. Ses rayons traversent les feuilles et leur donnent par transparence, un ton vert-jaunâtre. Je vivais là un moment de calme qui imprimait mon fond intérieur jusqu’à en créer une référence en coloration ambiante.

Au loin devant moi commence à se dessiner la silhouette de la maison, arrosée des derniers rayons de l’astre de lumière. A part ma présence, il n’y a plus personne dans le décor. Les animaux de la nuit commencent silencieusement à pointer leur nez hors de leur cachette. Du plus petit insecte au plus grand mammifère, tous sont affamés et prêt à prendre tous les risques pour s’alimenter. Ceux du jour vont devoir se dissimuler pour ne pas servir de proie. Les déplacements d’air engendrés par les différences de température ont cessé et je n’entends plus aucun son autour de moi. Pas même un brouhaha sur le lointain.

Dans cette atmosphère sans bruit, mes tympans ne vibrent plus. Ils ne transmettent plus aucune impulsion électrique à mon cortex auditif. L’unité centrale de mon cerveau interprète cette absence d’activité comme une trêve d’agressivité totale sur ma personne. Je ne sens plus de combativité en moi, juste le besoin de m’endormir. L’action du silence me ramène à comprendre que n’ayant plus personne autour de moi, plus rien ne peut constituer une attaque. Alors je me revois, petit, marchant dans les plaines de blés avec mon père. L’absence d’obstacle n’autorisait aucun son à faire écho sur nos oreilles. Seul le gazouillement étouffé des oiseaux de proximité se faisait entendre. Même nos pas restaient silencieux. C’est le déplacement furtif d’un campagnol sur les feuilles sèches qui me sort de cette léthargie.

De retour à la maison, une bonne soupe m’attend. Dans un grand bol, des légumes, quelques morceaux de viande et morceaux de pain m’attendent, noyés dans le bouillon parfumé. Le fumet que dégage ce repas me replonge aussi dans une partie de mon enfance. C’est ma mère qui le préparait naguère, ce soir c’est mon épouse. Et oui, que voulez-vous, on vit à la campagne et les soupes doivent tenir au corps pour une bonne nuit de sommeil réparateur. Un fruit ou un yaourt clôtureront ce dîner par une note sucrée.

Les sensations rencontrées sur ce chemin de forêt sont les condiments d’une existence savourée. Sans eux le ressenti des choses d’aujourd’hui me paraîtrait bien fade. Il demeure important pour moi d’arroser mon présent de ces mêmes ingrédients. Grâce à eux je retrouve l’ancrage qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui.
J’espère que mes cabaneurs sauront profiter eux aussi et avec leur propre sensibilité de cet assaisonnement qui pimente chaque instant de nos vies.


Hervé



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