domaine de frévent

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vendredi 5 décembre 2014

Préférence séculaire


Il y a des tags colorés sur les troncs de l’autre côté de la clôture. Mes clients cabaneurs s’interrogent sur la signification de ces hiéroglyphes. 
Quand j’ai acheté Frévent en 2005 je mettais fait la réflexion que le paysage ici ne changerait pas (de mon existence du moins). Il y avait bien peu de chance en effet que la forêt domaniale qui nous entoure ne devienne autre chose qu’une forêt.

En ce petit matin frais d’automne, alors que la brume se disperse, les arbres du voisi
n s’écroulent un à un sous des craquements dont la résonance amplifie la douleur. Ils se déchirent entre eux, freinant leur descente vers l’inexorable horizontalité qui les attend en bas. D’un choc lourd, faisant vibrer le sol humifère, ils viennent s’assoupir définitivement, posé l’un sur l’autre sans ordonnance géométrique. De courte durée, cette position mortuaire est accompagnée d’un tronçonnage de leur structure par partie égale. Le houppier, face contre terre, subit le même sort, sous un concert pétaradant de petits moteurs à explosion. Mélodie funeste qui résonne dans une cathédrale sans prière.

Dans ce dédale de branches entrelacées, des petits points orange et jaunes fluorescents se déplacent tels les feux follets dans un cimetière. Il s’agit des bourreaux, minuscules face à l’adversité mais qui, d’un pas décidé, imposent leur volonté. 
Les animaux ont quitté le terrain depuis bien longtemps déjà. Leur environnement naturel endure là des turbulences qu’ils n’apprécient guère.

Très loin, un engin de débardage arrive à l’instar d’une chenille qui avance dans des herbes trop grandes pour elle. Il vient charger les portions de bois fraîchement coupées, dont la sève commence déjà à s’écouler. A l’image d’un brancardier qui emmène les malades loin des combats, il débarrasse le terrain encombré des soldats tués.

 
Je suis là, contemplatif de ce champ de bataille où les feuilles jaunissantes virevoltes au vent comme une fumée de poudre à canon. L’une d’elles attire mon regard et vient atterrir à mes pieds. Mais de quel navire viens-tu, toi qui à sauter avant le naufrage ? Elle semble ne plus pouvoir me répondre tant pèse sur elle la détresse de vivre cette hécatombe.

Je me déplace le long du grillage pour mieux apprécier l’ampleur du désastre. Mes pieds avancent sur un matelas folié multicolore si épais qu’il laisse mes bottes indemnes de toute trace de terre.

Dans ce que je vois, l’adversaire n’a pas d’arme et ne résiste pas. C’est lui pourtant qui est en train de gagner la guerre. 
Plus les hommes avancent et plus les rayons du soleil viennent frapper le sol jonché de cadavres ligneux, derrière eux.
Cet espace auparavant sombre et humide laisse à présent passer la lumière. Avec elle, le sol se réchauffe. Les graines déposées sur cette terre nourricière, vont pouvoir germer et s’élever grâce à la fonction chlorophyllienne qui leur est chère. La pérennité variétale est assurée pour ces vaincus du moment. Des enfants vont naître et évoluer dans une longévité de vie à faire pâlir l’envahisseur.

Dans ce combat, celui qui est armé dresse une main tendue à une espèce qui sans lui, ne survivrait pas. L’un a subi de lourde perte, l’autre s’en est allé rapidement. Mais le jeu de l’un et de l’autre est un bienfait pour la durabilité de la forêt et de son écosystème. Sans cette intervention, toutes ces essences d’aujourd’hui courraient à leur perte à plus ou moins long terme.



Les tronçonneuses qui s’éloignent laissent derrière elles, au milieu de corps gisants, des spécimens majestueux qui trônent, fiers et droits, nous signifiant par leurs postures théâtrales qu’ils sont encore les maîtres des lieux. 
Débarrassés de trop de concurrence, ils nous découvrent leurs charpentières lisses, soigneusement équilibrées sur le pivot central. C’est pour cette apparence qu’ils ont été choisis. 
Glands, faînes, samares et châtaignes vont être semés en grand nombre par ces reproducteurs qui verront ainsi évoluer sous leurs ailes leurs progénitures préservées. Avant l’aurore, la parcelle forestière retrouvera sa tranquillité de toujours. L’amas de fines branches résiduelles sera le seul témoin de cet épisode sélectif. Témoin, qui avant une décennie aura totalement disparu du paysage. Décomposé au sol par les micro organismes ambiants, il ne restera plus aucune trace de ce sacrifice. 

Chers amis cabaneurs, voici donc la réponse que je ne pouvais vous donner avec certitude, ne sachant pas ce qui allait se passer chez le riverain étatique. Ces épigraphes étaient placées pour guider les bûcherons dans leur mission. Un codage mûrement réfléchi par les agents de l’ONF pour une sauvegarde annoncée. 


Nous pouvons bien sûr, évoquer là un abattage outrancier, dont l’objectif serait l’exploitation du bois destiné au remplissage des caisses de l’état. 
Mais nous pouvons aussi, regarder, examiner, analyser avec bienveillance pour comprendre que la forêt vient de subir là, un petit mal d’où sortira un grand bien pour sa régénération.

Hervé



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