domaine de frévent

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vendredi 3 avril 2015

Le travailleur Ukrainien



Du travail, en Ukraine il y en a, mais de l’argent pour le rétribuer il n’y en a pas. Alors à quoi bon rester là-bas, ailleurs c’est si facile. Roman me disait qu’ici, en France il gagnait autant d’argent en une journée de labeur que sa femme, infirmière, en gagnait en un mois là-bas. De la motivation, il en a trouvé évidemment pour avoir le courage de tout quitter, femme, enfants, amis. Il s’est fait embaucher par une entreprise qui l’envoie travailler dans les pays de l’Ouest en tant que manœuvre.

C’est un soir tard, qu’il arrive à Frévent, en fourgon avec cinq collaborateurs. L’entreprise a louée un gîte pour l’équipe, le temps que se déroule le chantier non loin d’ici. Ils se connaissent à peine mais apprendront à s’apprécier par la vie en communauté. Six hommes qui se partagent un logement, ça créé des liens. Roman a étudié un peu le Français et il servira donc d’interprète. C’est l’hiver, il fait nuit et il est épuisé du voyage de la journée. Je lui donne les instructions à respecter dans ce domicile qui pour lui, s’apparente plus à un hôtel de luxe qu’à un foyer de travailleurs.

L’homme est calme, posé, attentif à ma diction. Dans ces yeux, je vois la mélancolie d’être loin de chez lui pour longtemps et d’arriver seul, dans un endroit qu’il ne connaît pas. En me regardant gesticuler, je devine qu’il pense déjà à son épouse et qu’il l’imagine chez lui, dans l’appartement de Kiev, entourée de ces trois enfants. Ils se demandent s’ils vont apprendre à patienter, s’ils vont apprendre à supporter l’absence du père pour profiter de la récompense de cet effort de division. Il pense déjà à tout cet argent qu’il va pouvoir leur envoyer et pour lequel il fait ce sacrifice. Lui en seront-ils reconnaissants un jour ?

C’est avec un visage tendu qu’ils prennent connaissance des lieux. Ils se regardent, échangent quelques mots en Ukrainien, dans un phrasé reflétant la parfaite concision orientale. Roman traduit. « Y a-t-il le wifi ? » La première question posée sonne comme un message de détresse. Ce n’est pas de savoir si il y a ici le nécessaire pour vivre confortablement qui les intéressent, mais plutôt si il existe ici l’outil, le lien, la main tendue permettant de rester en contact avec les familles. Je leur donne le code d’accès et je continue d’énumérer les consignes concernant le logement. Ils sont ailleurs, probablement sur l’ordinateur en liaison avec leurs proches qui leur manquent déjà.

Dès demain, ils commenceront ce travail qui ne correspond en rien à leur formation initiale. Avec la grisaille dans le cœur, ils se rendront chez cet employeur qu’ils ne connaissent toujours pas. Roman était électricien, là, il sera ouvrier peintre en bâtiment. Qu’importe la tâche, du moment où elle s’effectue à l’intérieur. Surtout ne pas travailler dehors, car il pourrait tomber malade et aurait du mal en s’en remettre. De là où il vit, la centrale nucléaire de Tchernobyl n’est pas loin. Les conséquences de la contamination radioactive ont, selon eux, fragilisé l’état de santé de la population. Alors ils se couvrent deux fois plus qu’il ne faut par crainte de prendre froid et prêtent une attention particulière aux courants d’air.

Mais bientôt le printemps viendra, les journées seront plus douces et plus longues. Il faudra se méfier des pollens qui déambuleront dans l’air et pour lesquels ils sont allergiques plus que d’ordinaire. Les mains de ces travailleurs se couvriront de callosités aux grès des heures supplémentaires effectuées, qui ne seront jamais suffisantes pour satisfaire leur appétit temporaire. Les douleurs du travail accompli, se feront oublier par quelques soirées de pêche au bord de l’étang. Un siège de fortune, une bière pour se détendre et la ligne positionnée au-dessus de l’eau pour alimenter les pensées nostalgiques du moment. C’est au court de ces instants de sérénité que Roman et moi avons sympathisé. Il me parlait de sa femme, de ses enfants bien sûr mais aussi de ses projets pour lesquels il était venu jusqu’ici. Nos discutions du départ étaient superficielles. Puis, progressivement il m’a fait part de ses états d’âmes baignés de son fatalisme slave. Je l’écoutais progresser dans notre langue. Il me parlait aussi de la politique de son pays. Celle-ci était ‘corrompue’ disait-il !

C’était avant les évènements de l’année dernière. Aujourd’hui c’est peut-être différent, aujourd’hui c’est la guerre. Le connaissant, je suis sûr que lui aussi a pris les armes et qu’il s’est engagé pour obtenir cette indépendance. Je suis sûr qu’il s’est redressé, qu’il a levé les poings pour remplacer ceux qu’ils l’ont contraint à faire ce choix : La misère, ou vivre loin de chez lui.

Une fois le chantier terminé, avant son départ, il m’a laissé son numéro de téléphone, et nous sommes restés en relation quelques temps. Il est allé sur d’autres chantiers, dans d’autres régions… puis il est revenu à Frévent, plusieurs fois. L’année dernière j’ai essayé de reprendre contact… en vain. Le numéro a été réaffecté. Quelque fois, au bord de l’étang, je me prends à repenser à lui. Je l’imagine marchant en direction de sa grande destinée, celle qu’il s’était fixée quand il était enfant et dont il s’était éloigné temporairement en venant ici, engranger sa subsistance. Je le vois évoluant dans cette noirceur soviétique avec une neige sale sur le bord des routes et en tenue de combat zébrée blanche et marron comme dans les reportages télé… Lui qui avait si peur du froid.

Mais peut-être y a t-il déjà laissé la vie.

C’était l’histoire de cet homme venu de l’Est, qui a croisé ma route il y a quelques années. Il était venu jusqu’ici pour se réchauffer le cœur en améliorant la situation de ceux qu’il aime et qui étaient restés là bas.
Je l’appelais Roman … Et je n’ai jamais su son nom !


Hervé




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